Réflexions sur le rôle de l'ingénieur avec Laure Flandrin

Laure Flandrin est maîtresse de conférence en sciences sociales à l’École Centrale de Lyon. Elle a publié récemment un ouvrage intitulé « Quelle éthique pour l’ingénieur ? » aux éditions Charles Léopold Mayer. Elle partage dans une interview ses réflexions sur le rôle de l'ingénieur, d'autant plus sujet à réflexion durant cette période de crise sanitaire.

La crise sanitaire actuelle sème le doute sur le modèle de développement économique en vigueur depuis de nombreuses années, anime le débat sur la sortie de crise et fait émerger des propositions pour le « monde d’après ». Le métier et le rôle de l’ingénieur n’échappent pas à ce questionnement. Vous expliquez dans votre ouvrage que la technique n’est pas neutre sur le développement des sociétés. Pouvez-vous revenir sur cette notion ?

Le thème de la neutralité morale des techniques est un thème ancien qui remonte à Aristote. Les techniques ne sont alors que des moyens permettant de réaliser des fins. Mais dès la deuxième partie du XIXe siècle, des philosophes ont critiqué cette idée (…) à partir de leur expérience de la rupture historique qu’a constitué l’expansion technique de la première révolution industrielle. Dans les années 1980, des philosophes, des sociologues et des économistes (…) vont formaliser l’idée que la technique embarque et diffuse des valeurs.

Ce débat sur la neutralité de la technique ressurgit avec la crise sanitaire du COVID-19 à propos du traçage numérique. Pour certains, cette technologie est neutre : c’est un moyen efficace en vue d’une fin sanitaire unanimement partagée (réussir le déconfinement). Pour d’autres, elle va étendre les outils de surveillance et aggraver l’affaiblissement de la culture politique des libertés publiques.

Si la technologie n’est pas neutre, en quoi le rôle de l’ingénieur dépasse-t-il la seule recherche de solutions techniques et quelle posture devrait-il adopter au sein de son entreprise ?

Dans les entreprises, il se trouve que les ingénieurs sont aussi parfois des managers. Mais les ingénieurs n’ont pas construit un style managérial qui leur est propre. Dans la lutte des places qui les oppose aux managers professionnalisés par les écoles de commerce, ils ont fait le choix de s’uniformiser (…). Les médecins se sont saisis de la crise sanitaire actuelle pour déclasser les managers qui, depuis des décennies, leur ont imposé un management du juste-à-temps (…). L’éthique de l’ingénieur n’a pas la légitimité de l’éthique médicale, la plus ancienne des éthiques professionnelles, car les ingénieurs sont salariés et subordonnés aux choix des firmes qui les recrutent. Mais l’exemple des médecins leur ouvre la voie pour défendre une culture managériale beaucoup plus autonome et une vision partenariale de l’entreprise.

Une partie de la jeune génération d’ingénieurs s’est politisée à partir des questions d’écologie au moment des grèves pour le climat. Certains élèves-ingénieurs aspirent (…) à travailler pour des entreprises qu’ils perçoivent comme vertueuses du point de vue socio-environnemental. La crise sanitaire a ouvert le débat sur l’utilité sociale différentielle des métiers. Elle va donc renforcer les dispositions critiques des élèves qui ont commencé à se poser des questions, mais elle n’aura pas en soi un effet de reconversion massif. Si nous voulons un « ingénieur différent », il faudra donc le former différemment.

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