À l'origine des structures de grande taille : le transfert d'énergie
Sans forcément le savoir nous avons déjà tous et toutes observé, directement ou non, ce que l'on appelle des "structures d'écoulement à grande échelle" dans les atmosphères planétaires : que ce soit les fascinants nuages stratiformes visibles à l’œil nu lorsque nous levons les yeux au ciel, les mouvements cycloniques géants déduits des cartes météorologiques de la Terre ou encore la "grande tache rouge" apparue il y a des siècles dans l’atmosphère de Jupiter. Ces structures peuvent s'étendre sur plusieurs milliers de kilomètres et résultent d'un transfert d'énergie dans l'atmosphère.
La cascade inverse : un transfert d'énergie des petites échelles atmosphériques vers les grandes échelles
En général, l’énergie est injectée dans l’atmosphère par des mécanismes déclenchés par le chauffage solaire. Mais certaines structures peuvent résulter de petits courants turbulents qui s'auto-organisent à grande échelle. Ce processus, appelé ''cascade inverse'', suppose des transferts d'énergie des petites échelles atmosphériques (1-10 km) vers les grandes échelles (100-1000 km). C'est exactement l'inverse de ce qu'on peut observer dans la vie quotidienne, lorsqu'on verse du lait dans son café par exemple, et qu'une turbulence donne alors naissance à des structures de petites tailles.
Le phénomène de cascade inverse a déjà été observé lors de simulations numériques de dynamique des fluides, et dans les océans. Mais sa possibilité n'avait pas encore été démontrée pour une atmosphère planétaire, à moins d'un modèle simplifié. C'est ce qu'a réalisé une équipe de chercheurs composée de Raffaele Marino (LMFA), Alexandros Alexakis (Laboratoire de Physique de l’École Normale Supérieure) et Pablo Mininni (Université de Buenos Aires), dont les résultats viennent d'être publiés dans la prestigieuse revue Science.
Cette étude démontre qu’une partie non négligeable de l’énergie cinétique qui entre dans le bilan énergétique de l’atmosphère terrestre est indubitablement transférée des petits mouvements turbulents vers la méso-échelle (> 100 km), ce qui favorise la formation des immenses structures détectables dans notre atmosphère et dans les atmosphères planétaires en général.
40 millions d'heures de calcul
Pour démontrer la possibilité d'un phénomène de cascade inverse dans une atmosphère planétaire, il fallait pouvoir simuler avec précision un domaine atmosphérique suffisamment grand. En cumulant 40 millions d'heures de calcul sur le supercalculateur Joliot-Curie du CEA, les chercheurs ont pu réaliser des simulations numériques directes des écoulements dans une atmosphère de 15 de km de hauteur et environ 500 km de largeur, avec une résolution horizontale et verticale de seulement quelques dizaines de mètres. Cette étude a été rendue possible par la puissance de calcul disponible sur le supercalculateur de dernière génération du CEA, mais aussi par des années d'exploration préalable des différents paramètres physiques, réalisées au LMFA, à l'ENS-Paris et à l'UBA, qui ont abouti à un modèle de simulation optimisé, basé sur la caractérisation des phénomènes de la mécanique fondamentale des fluides qui régissent la dynamique des écoulements géophysiques.

Variations de densité (Φ) dans une couche d'atmosphère planétaire, visualisées par les différentes couleurs. Au début de la simulation, des perturbations ont été créés dans le champ de densité à une échelle de quelques kilomètres. Mais au fil de l'évolution de la dynamique de l'écoulement - sous l'action de la rotation et de la stratification - elles se sont propagées, créant des structures de plusieurs centaines de kilomètres de long, comparables à celles que l'on peut voir sur les cartes météorologiques, ou parfois observer directement à l'œil nu dans l'atmosphère.
Un modèle de simulation aux nombreuses applications possibles
Ces résultats ont permis d'obtenir pour la première fois des informations sur la façon dont l'énergie cinétique se répartit entre les différentes échelles dans l'atmosphère, ce qui ne peut actuellement être déduit des observations. Le modèle de simulation, conçu pour l'atmosphère de la Terre, est applicable à d'autres atmosphères planétaires, comme par exemple celle de Mars. Il pourrait aussi se révéler utile pour l'étude des écoulements en astrophysique. L'équipe de chercheurs travaille déjà à la création de simulations numériques de plus longue durée, pour l'étude des statistiques temporelles. De nouveaux projets sont également en préparation, afin d'étudier d'autres phénomènes atmosphériques, notamment des événements extrêmes comme les épisodes de turbulences intenses pouvant menacer la sécurité des vols aériens.